-Prisonnier Tripod Dog Baba, visite pour vous ! La voix puissante du Père Guéguen résonna comme un tonnerre dans le couloir sombre de la prison de l’église Notre Dame des Anges. Le bâtiment situé en face de l’église dans la rue Surcouf, était connu pour abriter les religieux et son orphelinat. Mais nul ne savait que l’arrière-cour servait de prison animalière. Oui, aussi grotesque que cela pourrait paraître, les religieux de Pondichéry gardaient enfermés des dizaines d’animaux de tous genres qui avaient commis des crimes contre l’Eglise. Et le Père Guéguen était le geôlier.
Ce dernier s’arrêta devant la cellule du chien et regarda Tripod Dog Baba, d’un air admiratif. Allongé sur le dos ; le chien était plongé dans un sommeil profond.
-Ce chien, serait-il vraiment un Yogi ? Aurait-on commis une erreur? Se demanda le prêtre en remarquant la position inhabituelle du faux guru. De peur de le réveiller brusquement, le père Guéguen toussota discrètement plusieurs fois et fit signe au visiteur de s’approcher. Tripod Dog Baba ouvrit l’œil légèrement, et sentant la présence du religieux essaya de se mettre en Ardha-Matsyendrasana. N’étant pas totalement réveillé, il se trompa de pattes et se retrouva emmêlé dans une position curieuse ; il ressemblait à une sculpture de Picasso! Le Koravan qui venait de s’approcher de la cellule pouffa de rire. Père Guéguen lui jeta un regard sévère et quitta les lieux sans dire un mot.
-Que fais-tu là Tripod Dog Baba ? C’est quoi cet endroit bizarre ? Le Koravan glissa un paquet de Salem Briyani à travers les barreaux et sortit la demi-bouteille de XXX Rhum qu’il avait caché dans son caleçon rayé. Tripod Dog Baba, entre temps avait réussi à s’extirper de sa position inconfortable ; il s’approcha du paquet, le renifla et le repoussa vers le Koravan.
-Mais, qu’est-ce-qui te prend, malheureux ! Aurais-tu perdu la tête ? Tu ne m’as toujours pas dis ce que tu fais ici.
-J’en sais rien Korava ! Voilà une semaine que je suis ici, et personne ne me dit pourquoi je me trouve vraiment là. Tripod Dog Baba avait l’air contrarié.
-Que s’est-il passé ? Le Koravan avala une gorgée de rhum et sursauta lorsqu’il entendit un cochon grouinait, suivi du cri d’un singe. Mais, ma parole ! On est dans un zoo, ou quoi ?
-Non, c’est juste une prison pour animaux. Tripod Dog Baba répondit paisiblement.
-Tu rigoles, j’espère. Je n’ai jamais entendu parler de pareil endroit.
-Et pourtant, les prisons pour animaux existent depuis très longtemps et partout dans le monde.
-Qu’est-ce-que tu racontes ?
-Eh oui, l’Eglise catholique qui pourchasse le mal, n’en a cure de savoir si Satan se manifeste sous une forme humaine ou animale. Le péché doit être combattu et puni coûte que coûte. Le premier procès d’animaux s’est déroulé contre des mulots et des chenilles à Laon, en France. C’était en 1120. Et depuis, ce n’est qu’une suite de procès spectaculaires et absurdes qui rivalisent avec le bon sens. Des anguilles à Genève en 1221 ; des sauterelles et des vers en Autriche en 1338 ; un cochon à Francfort en 1572 ; un chien en Ecosse en 1500 ; un cheval au Portugal et des rats en Espagne en 1550 ; une jument en Silésie en 1676 ; un bouc en Sibérie en 17é siècle ; de la vermine au Danemark en 1711 ; un cochon en Slovénie en 1846, et j’en passe…Tripod Dog Baba poussa un soupir exaspéré.
-Donc, tous ces animaux…
Le Koravan n’eut pas le temps de terminer sa phrase.
-Oui, certains sont là depuis des siècles dans cette colonie pénitentiaire. Condamnés à vivre éternellement, leurs vies et leurs châtiments sont immortels.
« Vive le roi ! » Un perroquet condamné au tribunal d’Arras en 1794 poussa un cri strident du fond du couloir.
« Pakistan Zindabad ! » Un pigeon jugé récemment pour espionnage roucoulait dans son coin. Le volatile a été arrêté à la frontière indo-pakistanaise, près d’Amritsar. L’anneau attaché à sa patte contenait un numéro de téléphone et une adresse.
« Hey Ram !» Un singe piaillait en faisant un vacarme assourdissant. Celui-ci, voulant imiter son chef Hanuman, qui s’était rendu au Sri Lanka se trompa de chemin et se fit arrêter à Cholistan dans la province de Penjab. Accusé et jugé pour intrusion au Pakistan, il fut rapatrié ici.
-Que des animaux condamnés par l’Eglise se retrouvent ici, je veux bien le concevoir. Mais les autres ? Le Koravan parut perplexe.
-La religion et la politique sont les deux faces de la même pièce. Manié avec art, ils peuvent devenir dangereux et insensé en même temps. Notre Mahatma en est la preuve. Malgré sa condition…Tripod Dog Baba prit un air pédant.
-Oh, laisse tomber celui-là ! Il nous a assez emmerdé, comme ça. Comment as-tu atterri ici ? De quoi t’es-tu rendu coupable ?
-Je n’en ai aucune idée. Je me reposais dans le quartier musulman, lorsque la brigade canine vint m’arrêter. Le juge m’a condamné à perpétuité sans me donner aucune raison. Et c’est en arrivant ici, que j’appris que c´est la nouvelle Gouverneure qui me fit arrêter pour déloyauté. Car, en mangeant de la viande, surtout chez les musulmans, j’avais trahi l’idéal hindou.
-Oh, la jument de Troie ? La pauvre ! Rejetée par Delhi, Calamity Jane essaie par tous les moyens de rentrer par la fenêtre de Pondichéry comme Ministre en Chef. D’ailleurs, elle n’est pas la seule ; ça se bouscule au bord de la fenêtre. Comment ça s’est passé ?
-Comme tous les vendredis, j’étais à la quête d’un bon biryani. Après mon déjeuner, je me suis assoupi sur un thinnai du quartier et je me suis réveillé avec un lasso autour de mon cou.
Où ça exactement ? Le Koravan insistait de façon curieuse.
-En quoi cela est-il important ? Tripod Dog Baba, exaspéré par toutes ces questions demeura silencieux un instant ; puis reprit. Ça s’est passé dans la rue Nainiappa Poullé.
Le Koravan eut un sourire énigmatique. Il regarda longuement son vieil ami et plongea dans une réflexion profonde.
« Béééé ! » Une chèvre bêla de toutes ses forces. L’instant d’après, elle se transforma en un homme ; puis redevint chèvre. Tel des feux de série, elle alternait entre son apparence animale et humaine. Accusé de vol de voiture, un nigérian s’était transformé en chèvre pour échapper à la police. Mais, le policier qui était un cousin d’Amos Tutuola connaissait très bien le Juju. Il arrêta la chèvre qui fut jugé pour vol et fut envoyé à la prison sainte.
-C’est une coïncidence inouïe que tu sois arrêté dans cette rue. Le Koravan sortit de sa rêverie.
-Pourquoi ? Qu’a-t-elle de particulier, cette rue ? Tripod Dog Baba fut piqué par la curiosité.
-C’est une vieille et longue histoire sordide ! A l’époque, cette affaire a fait scandale. Laisse-moi te raconter ça.
Nainiappa était l’oncle d’Ananda Ranga Pillai, et fut l’un des premiers Dubashs de La Compagnie des Indes. Sa vie éphémère est une symphonie tragique où trahison, soif de pouvoir et jésuitisme jouèrent les partitions funèbres qui accompagnèrent sa mort mystérieuse. Le Koravan poussa un long soupir. Nainiappa était un jeune homme de vingt ans, plein d’ambitions, lorsqu’il arriva à Pondichéry. En 1708, remarqué par le Gouverneur Guillaume André Hébert pour son talent d’interprète et son sens inné pour les affaires, il fut nommé à la plus position la plus haute qu’un indigène pouvait rêver. Il devint Courtier de la Compagnie et Chef des Malabars. Le jeune homme et le Gouverneur s’acharnèrent pour accroître le commerce de la colonie en rêvant d’une grande puissance.
Mais le rêve tourna très vite au cauchemar, lorsque Hébert fut rappelé à Paris pour mauvaise gestion de la colonie. Profitant du départ du Gouverneur, Guy Tachard, supérieur de la Mission des Jésuites qui voulait évincer Nainiappa depuis longtemps mit en place son plan machiavélique. Mécontent de voir un hindou à ce poste tant convoité, Guy Tachard voulait un catholique qui pouvait être de connivence avec lui pour contrôler la colonie. Les jésuites voulaient le pouvoir économique et religieux de Pondichéry. Le refus de Nainiappa de se convertir au catholicisme l’indisposait. Il attendait la première occasion pour se débarrasser du jeune homme, qui entre temps était devenu fortuné et adulé par la population locale qui appréciait sa générosité. Son attente ne fut pas longue. Hébert qui fut rappelé à Paris revint à Pondichéry en 1715 ; cette fois-ci, en qualité de Général de la Nation et accompagné de son fils. Ce jeune homme sans scrupules, avait pour mission de reprendre les affaires en main afin de s’enrichir rapidement.
A peine revenu, Hébert fit arrêter Nainiappa pour insurrection et tyrannie. Il en va sans dire que ces accusations n’étaient pas vraies. Le Père Tachard avait tout prémédité. Mais, le religieux n’était pas seul dans cette machination. Une autre branche de la même caste des Vellalas, les Mudaliar, convertie au catholicisme ambitionnait au poste de Dubash. Au fait, Tanappa Mudaliar, invité par François Martin devint le premier courtier, suivi de son fils Lazar Mutiappa. Lorsque Nainiappa fut nommé dubash, Pedro Kanagaraya Mudaliar, le petit fils de Tanappa ne rêvait que d’une seule chose. Redorer le blason de la famille.
Ainsi, tout un groupe constitué du Pére Tachard, Pedro Kanagaraya Mudaliar, Hébert et un interprète énigmatique au nom de Manuel Geganis condamnèrent le malheureux Nainiappa sans preuve. Cette pièce macabre fut dirigé par fils Hébert qui devait une somme importante à Tiruvangadam qui était l’associé et le beau-frère de Nainiyappa .
Accusé et jugé pour un crime qu’il n’avait pas commis, Nainiappa fut enfermé dans une cellule insalubre dans le Fort Louis, le 06 Juin 1716. Trois mois plus tard, il mourut de façon tragique et mystérieuse en emportant le secret de sa disparition.
*
Un ronflement épouvantable accompagna la fin de l’histoire. Tripod Dog Baba dormait la gueule ouverte. Emporté par son récit, le Koravan ne s’était pas rendu compte que le chien se fût endormi. Dépité, il s’apprêtait à se diriger vers la sortie, mais s’arrêta net. Le Père Guéguen et deux autres personnes s´efforcaient à faire rentrer un éléphant par la porte d’entrée.
-Ah non, pas Lakshmi! Murmura-t-il. L’éléphante du temple de Ganesh, coupable pour tentative de fuite, venait d’être jugée pour prison à perpétuité.
Ari Gautier 